dimanche 24 mars 2013

Le vitrail en Champagne méridionale (4) : la verrière du Miracle des Billettes dans l'église Saint-Nicolas de Troyes (1563)

Verrière du miracle des Billette
Eglise Saint-Nicolas de Troyes
1563


La verrière du miracle des Billettes ou de la Sainte Hostie
dans l'église Saint-Nicolas de Troyes (1563)

  La verrière du miracle des Billettes à Saint-Nicolas de Troyes se détache à plus d'un titre de la série que l'on retrouve à travers la Champagne méridionale (voir : Le miracle des Billettes ou de la Sainte Hostie dans les vitraux de Champagne méridionale) :

- Elle fut posée en 1563, tandis que les autres le furent au cours des années 1540.

- Elle adopte un style très différent, d'esprit beaucoup plus Renaissance.

   Dans cette verrière, le décor de la Légende nous fait quitter le Paris du XIIIe siècle, ou plutôt du XVIe siècle, pour nous projeter dans un environnement antique, romain, avec des accents orientaux pour ce qui concerne la boutique de Jonathas, une tente au-devant de laquelle il tient son activité d'usure. Habillé à la mode turque, ce n'est pas seulement  le juif qui est identifié mais tout ennemi de la Foi.


  Si cette verrière n'entre plus dans le contexte d'une lutte purement dogmatique contre les préceptes de la religion protestante alors en pleine expansion dans la région dans les années 1540, s'opposant à la nature du pain et du vin que leur donne les catholiques après leur consécration à la messe, précédant et accompagnant les débats du Concile de Trente qui se tenaient alors, elle est posée à une période bien particulière, à la fin de la première guerre de religion qui secoua la région :
- Le 1er mars 1562, l'Est de la Champagne est frappé par le massacre de Wassy qui marque le début des Guerres de religion (voir : 1er mars 1562 : le massacre de Wassy).
- En avril, c'est la ville Sens, à l'ouest de la Champagne, qui est touchée par ces massacres.
- Le 24 août 1562, selon les chroniqueurs, au moins 130 protestants pour la plupart troyens sont massacrés à Bar-sur-Seine. Troyes y a participé activement en finançant l'expédition, et en y envoyant son artillerie et ses soldats.

  Haute de 5,65 m et large de 3 m, cette verrière est une grisaille pâle rehaussée de jaune d'argent. Elle est composée de 3 lancettes à 3 registres et un tympan à deux oculi et 3 écoinçons. La lecture du vitrail est beaucoup plus complexe que le dit Danièle Minois dans sa notice dans Les vitraux de Troyes, XIIe-XVIIe siècle[1]. Des restaurations et des ajouts en ont sans doute bouleversé l’ordre. J'en donnerai une lecture un peu différente.

  Voici le plan de lecture que je propose :






La question des donateurs

  Danielle Minois, dans sa notice, suivant celle du Corpus Vitrearum[2], donne pour donateur les familles Le Tartier, Marisy et Mauroy. 

  Les armoiries des Mauroy et Le Tartier figurent dans le registre inférieur, ou premier registre, de la lancette centrale, lui-même coupé en deux scènes.


Verrière du Miracle des Billettes
Eglise Saint-Nicolas de Troyes
Panneau central du registre inférieur (1)


 Dans la partie inférieure du panneau, deux donatrices sont représentées de façon traditionnelle, priant agenouillées, avec entre elles une enfant. Celle de droite peut être identifiée grâce à des armoiries : mi-parti les armes de la famille de Mauroy (d'azur au chevron d'or accompagné de trois couronnes ducale de même) et de la famille Le Tartier (de gueules, à un besant d'or ; au chef d'or, chargé de 3 molettes d'éperon de sable). 
 Une date figure au-dessus de ce panneau : MDCCCCII (1902).

 Charles Fichot donne une description différente de ce panneau, publiée en 1900 dans sa Statistique monumentale, avant la restauration de la verrière [3].  A la place de la donatrice de gauche, il y voit un donateur agenouillé devant son prie-Dieu, portant un blason associant les armes de la famille Le Tartier et de la famille Marisy (Parti, au I, de gueules au besant d'or, au chef d'or chargé de trois molettes d'éperon de sable ; au II, d'azur à six macles d'or posées 3, 2, 1). Derrière le donateur se tiendrait la donatrice  agenouillée devant son prie-Dieu chargé des armes des Le Tartier et Mauroy. Entre les deux se tiendrait leur fille.
   
  Les priantes sont tournées vers la gauche.

  Cette partie du panneau paraît bien antérieur à la verrière ; de toute évidence il s'agit d'un rajout.


Partie inférieure du panneau central du premier registre (1).
Verrière du Miracle des Billettes, église Saint-Nicolas de Troyes
 La partie supérieure de ce panneau représenterait la vocation religieuse d’une jeune femme. Accompagnée par sa mère, en arrière, et suivie de quatre autres jeunes filles (Charles Fichot, en 1900, n'en voyait que deux), toutes les jeunes filles tenant un cierge allumé, elle se présente au Christ sous le regard d’une religieuse, la supérieure de l’établissement religieux ?
  Sur une petite table à trois pieds couverte d'une nappe blanche, placée devant Jésus Christ, sont posés des fragments de chaînes d'or et bijoux qu'il montre du doigt : la scène semble signifier le renoncement de la jeune fille aux parures et vanités pour se consacrer au Christ.
 En arrière, sur une colonne, pend un écu aux armes modifiées de la famille des Le Tartier (au chef un château a remplacé les trois molettes d'éperon). Placé ainsi, en arrière, il montrerait le renoncement de la fille à son nom et à sa famille.
  Charles Fichot [3] décrit encore une bordure encadrant ce panneau ornée de médaillons avec une tête de chevalier, une tête de noble dame et un casque de profil à la visière levée qu'il interprète comme symbolisant la famille noble à laquelle la jeune fille appartenait. Cette bordure a disparu.

  De par son style, cette partie du panneau s'apparente beaucoup à la verrière, cependant sa dimension et son intégration à l'ensemble paraît manquer de cohérence. Un sérieux doute subsiste quant à savoir si cette partie du panneau appartient à la verrière d'origine ou non.


Partie supérieure du panneau central du premier registre (1).
Verrière du Miracle des Billettes, église Saint-Nicolas de Troyes.
  
  Ces deux parties du panneau central du registre inférieur semblent bien être des rajouts, tout au moins la partie inférieure qui n'appartient pas au vitrail d'origine. De par leur taille ou leur style et leur composition, elles sont incohérentes au reste du vitrail.

 Faut-il en déduire que les donateurs représentés, les familles Le Tartier, Mauroy et Marisy, ne sont pas les donateurs de cette verrière mais que ces panneaux ont été ajoutés lors d'une restauration pour combler une lacune, un panneau manquant ? Charles Fichot évoque qu'il aurait pu s'agir d'un "magnifique ostensoir porté par deux anges et contenant la sainte hostie".  

 D'autres donateurs apparaissent dans cette verrière, de par et d'autre de ce panneau, à droite (2) et à gauche (3) du premier registre (ou registre inférieur). Leur intégration et leur cohérence dans cette verrière ne laisse aucun doute : ils apparaissent bien comme les véritables donateurs.



Panneau droit du premier registre (2)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
  Le donateur est agenouillé devant un prie-Dieu sur lequel repose un livre. Sur ce prie-dieu figurent des armoiries : d'azur au coq d'or. La famille ayant des armoiries s'approchant au plus près de celles-ci est celle des Boucherat ou Le Boucherat, bien qu'ici le coq ressemble plutôt à une poule se levant de son nid.


Détail des armoiries.
 Le donateur est présenté par deux personnages : saint Jean-Baptiste, présentant un livre et ayant à ses pieds l'agneau pascal, et saint Nicolas, avec à ses pieds le traditionnel baquet dans lequel se trouvent les trois enfants.
 Devant le donateur, au-dessus du prie-Dieu, sur une sorte d'écu accroché à la colonne quadrangulaire est représentée la Vierge sur un croissant.
En bas du panneau se lit une légende en latin que n'avait pas relevé Charles Fichot "Pro nobis pia mater mortis in hora".


Panneau gauche du registre inférieur (3)
Verrière du Miracle des Billettes de Saint-Nicolas de Troyes
  La donatrice représentée en priante n'est pas identifiée par ses armoiries. Elle est âgée et porte la coiffe traditionnelle des dames de la bourgeoisie de cette époque, le chaperon à bavolet. Elle est présentée elle aussi par deux personnages. Le premier est une sainte, un diadème d'or avec perles en tête,  qui porte au-dessus de la donatrice un petit crucifix d'or. Pourrait-il s'agir de sainte Marguerite d'Antioche ? Ayant perdu un de ses attributs principaux, le dragon, et représentée de façon plus conforme aux décrets du Concile de Trentre, ce qui ferait un exemple très précoce de la réception de celui-ci à Troyes et dans le royaume. Le second personnage un saint évêque portant un livre au bras gauche sur lequel on lit un nom : S. FLEVRANT (Charles Fichot y lit S.FLEVRANTIN). Le vitrail a subit des restaurations ; Charles Fichot décrit l'évêque assis sur un trône décoré d'un énorme griffon doré, ce qui est incohérent avec la manière dont on représentait les saints qui accompagnaient debout les donateurs ; c'était sans aucun doute une mauvaise restauration précédente. 

  Devant la donatrice, sur le pilastre, est représenté un bas relief : le Calvaire, Jésus sur la Croix avec à droite la Vierge et à gauche saint Jean.


S.FLEURANT
Détail du panneau  gauche du registre inférieur.
  Au dessous du panneau se lit une autre légende en latin "Post mortem queso sis michi vitasalus" que Charles Fichot traduit par "Après ma mort, soyez, je vous en conjure, ma vie et mon salut."
 
 Ainsi, en examinant au plus près le registre inférieur de cette verrière, on peut en déduire qu'il est fort peu probable que ce soit des membres des familles Le Tartier et Mauroy ou  Marisy qui l'aient offerte, mais plutôt celle des Le Boucherat.

Le Miracle des Billettes

 Chaque panneau de l'histoire se divise en deux scènes, jouant sur la perspective et la profondeur de champ.


Panneau 4, arrière plan



Détail du panneau gauche du registre central
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
    La femme de la paroisse de saint Médéric est tiraillée entre sa bonne et mauvaise conscience, représentées par un ange et un démon. 

Panneau 4



Le panneau (4) dans son ensemble
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
  Le femme est dans la boutique du juif usurier de la rue des Billettes, Jonathas. Elle conclut le marché sacrilège : qu'il lui rende la robe qu'elle lui avait apporté en gage afin de la revêtir pour les fêtes de Pâques, en échange de l'hostie qu'elle recevrait à la messe prochaine ; en prime, il lui donnerait quelque écus que l'on voit alignés sur son comptoir.


Panneau 5


Panneau central du deuxième registre (en 5)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
 Danielle Minois, suivant encore le Corpus Vitrearum, et comme Charles Fichot, voit dans ce panneau la célébration de la messe de Pâques au cours de laquelle l'hostie est consacrée.
  Cependant, en regardant plus attentivement la scène représentée, il paraît évident que cette scène sort du contexte de l'histoire du miracle des Billettes. Le personnage de droite portant un chapeau de cardinal nous met sur la voie : il porte une tiare papale, ce qu'avait remarqué Charles Fichot. Ainsi, le personnage agenouillé au centre de la scène est un pape. Il élève l'hostie, sur laquelle est imprimé un Christ en croix entre les silhouettes de Marie et de Jean ; au-dessus s'élève le Christ porté par deux anges surmonté de Dieu le père, rayonnant dans le ciel.
  Autour du pape se distinguent debout deux cardinaux et quatre évêques, et deux clercs en dalmatique et agenouillés

  La place d'une telle messe de Pâques, célébrée solennellement par le pape entouré de prélats, semble incohérente dans cette verrière, mais replacée dans le contexte troyen, une signification paraît évidente. Il semblerait que soit représentée ici la messe de l'institution de la Fête Dieu, célébrée par le pape troyen Urbain IV le 8 septembre 1264 à Orvieto, en présence d'une assemblée de prélats de l'Eglise (voir Le Vitrail en Champagne méridionale (3) ; le miracle des Billettes dans le vitrail champenois). 

  A noter, à droite de l'autel, derrière l'évêque, on aperçoit le visage d'un personnage moustachu qui ressemble fort à Jonathas. Qu'a voulu ici signifier l'auteur ou le commanditaire de la verrière ? Sa présence dans cette scène paraît énigmatique et bien symbolique, car il est difficile de penser que l'on accepte un juif dans le chœur d'une église, qui plus est dans un moment aussi solennel et sacré.

Panneau 6


Panneau droit du second registre (6)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
  La scène principale montre la communion de la femme. En arrière-plan, au-dessus, nous la voyons en train de dissimuler dans sa robe l'hostie.


Détail du panneau droit du second registre (6)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
Panneau 7


Panneau central du 3e registre (7)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
 La femme apporte l'hostie à Jonathas qui, d'une main, lui remet quatre pièces d'or et de l'autre tient un couteau duquel il transperce l'hostie ; du sang jaillit de celle-ci. Derrière lui, son épouse semble terrifiée, levant les main en l'air. Au bas, deux enfants dans la rue voient la scène ; celui de droite lève lui-aussi les bras au ciel. S'agit-il des enfants du Juif ?

 En arrière-plan, figurent deux scènes de la profanation de l'hostie par Jonathas : l'hostie transpercée par une lance et l'hostie mise à bouillir dans un chaudron s'élevant au-dessus de l'eau bouillante, imprimée d'un Christ en croix accompagné des silhouettes de Marie et de Jean, un Christ en croix s'élève au-dessus de l'hostie, indiquant encore la présence réelle du christ en l'hostie.


Détail du panneau central du 3e registre (7)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
Panneau 8


Panneau droit du 3e registre (8)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
 Tandis que Jonathas et sa femme discutent, assis, Jonathas tenant des deux mains sa bourse pleine de pièces d'or et ne prêtent plus attention à l'hostie, une femme nommée Martine, subtilise l'hostie du chaudron.

Panneau 9


Panneau gauche du 3e registre (9)
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
    Martine remet à l'évêque de Paris l'hostie qu'elle a sauvé du chaudron, en présence du curé de Saint-Jean-en-Grève. En arrière-plan, deux gardes se sont emparés de Jonathas.


Détail du panneau droit du 3e registre (8)
L'arrestation de Jonathan
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes

Panneau 10 (oculus gauche du tympan)

Tympan : oculus gauche (10)
La condamnation de Jonathan par l'évêque de Paris
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
  L'évêque de Paris a jugé Jonathas et l'a condamné au bûcher. Deux gardes s'emparent de lui et le conduisent hors du tribunal.

Panneau 11 (oculus droit du tympan)

Tympan : oculus droit (11)
Jonathan, sur un chariot de feu, est mené au supplice
Verrière du Miracle des Billettes de St-Nicolas de Troyes
Écoinçons : têtes d'angelots

Conclusion


 En plaçant la messe de l'institution de la Fête Dieu par le pape troyen Urbain IV au centre du vitrail, le concepteur du programme de la verrière donne tout son sens à celle-ci. Elle vient réaffirmer le dogme catholique de la transsubstantiation, commémoré par la Fête Dieu, une des plus combattues par les protestants d'alors, et "démontré" par des miracles tels que celui des Billettes dont les épisodes de la légende encadrent celui de la messe de l'institution de la Fête Dieu, fête fondée en 1264 par le pape troyen Urbain IV dans un contexte de lutte contre les hérésies et en particulier celle des Cathares.

 Cette légende est d'autant plus pédagogique qu'elle dénonce ceux qui contestent la présence réelle du corps du Christ dans le pain (au XIIIe siècle le Juif Jonathas, au XVIe siècle les protestants) et qu'elle désigne leur sort, leur condamnation par les hommes et par Dieu, le bûcher étant la préfiguration des flammes de l'Enfer.

 Cette verrière, placée au lendemain des massacres qui ont touché la Champagne ou ses marges en 1562, semble consacrer le triomphe du catholicisme et de ses dogmes fondamentaux sur ceux qui les contestent.

 Il est à noter que la famille Le Boucherat fut cruellement divisée au cours des ces guerres de religion et tout particulièrement au cours de ce début des années 1560. Au lendemain du massacre de Bar-sur-Seine, en 1563, Claude Le Boucherat, élu en l'Election de Troyes, fut désigné comme suspect par le Parlement de Paris, accusé d'appartenir à la religion réformée et d'en être l'un des conseillers. Un mandat de prise de corps fut lancé contre lui.

 Dans le même temps, la famille comptait des religieux influents dont Nicolas, religieux à l'abbaye du Reclus, puis abbé de Cîteaux, docteur en Théologie de la Faculté de Paris et député au concile de Trente en qualité de Procureur-Général de son Ordre. 
Une raison de plus pour voir dans des membres de la famille Le Boucherat les donateurs de cette verrière, avec pour saint protecteur Nicolas ?
  

[1] Guides Arcantes, Champagne-Ardenne, Langres, Éditions Dominique Guéniot, 2012, p.119.
[2] Les Vitraux de Champagne-Ardenne. Corpus vitrearum. Paris, CNRS, 1992, p.260.
[3] Charles Fichot, Statistique monumentale du Département de l'Aube. Troyes, ses monuments civils et religieux, tome IV, Paris-Troyes, 1900, p.495-496.